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De l'art si je veux, inutile d'insister !

Pascale Weber, Turbulences vidéo, Février 2006

Vidéo expérimentale et images numériques permettent-elles aujourd'hui encore de revisiter une création iconique inscrite dans une vaste histoire de l'art ? Autrement dit la pratique multimédia se développe-t-elle dans une continuité, par mutation ou en rupture avec les Beaux-arts ? Cette question, Nicolas Clauss la pose indirectement lorsqu'il décide de se présenter comme peintre alors même qu'il a substitué à ses pinceaux l'outil informatique. Reconnaître ou revendiquer un lien de parenté entre la pratique des médiums artistiques traditionnels (historiques, vieux, anciens, sages, mûrs, matures…) et le multimédia suppose que les premiers permettent de penser les seconds et réciproquement. Qu'est-ce qui motive une telle requête ?

"Se rappeler qu'un tableau, avant d'être un cheval de bataille, une femme nue ou une quelconque anecdote, est essentiellement une surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées."(1)
Cette célèbre citation de Maurice Denis nous permet d'envisager Colorfull(2) , une vidéo expérimentale de Stéphane Trois Carrés, comme une simple affaire d'algorithme, une question d'encodage avant tout. L'artiste conçoit Electronic Wall Paper comme une musique, une fugue visuelle : " La répétition d'images et leur modification progressive offre une expérience inédite qui plonge le regardeur dans un monde parallèle conçu tel un rêve mathématique."(3) Curieusement cette œuvre à vocation ouvertement décorative (c'est-à-dire visant à réaliser un décor) n'est pas sans évoquer les motivations des Nabis(4).
S. Trois Carrés s'intéresse à l'ontologie de la création : l'œuvre est une surface, un espace dans lequel s'articulent des éléments, analogiques ou digitaux, iconiques ou mathématiques " en un certain ordre assemblé(e)s". Peinture, vidéo, photographie, sont autant d'instruments d'investigation et de moyens d'élaborer une phénoménologie de l'espace et du temps, d'explorer l'ordre caché du visible et de l'invisible. S. Trois Carrés, qui applique le terme de tableaux à ses travaux digitaux, ne cesse d'interroger le phénomène perceptif, les limites de la perception face à certains événements optiques ou face à des images de synthèse représentant des formes impossibles. S. Trois Carré travaille comme un peintre esquissant d'abord des possibles (des probabilités), ses projets avancent intuitivement même s'ils procèdent d'une grande minutie et parfois d'un archivage long et fastidieux. Dans l'ordre surgit toujours le désordre, ou le chaos ou l'inutile(5) en bref ce qui s'oppose à toute idée de progrès ou de rentabilité. Dans son œuvre Inutile d'insister(6), il réalise un essai visuel de 25 minutes à partir de sa collection d'archives. Le thème de cet essai est la nécessaire et indispensable inutilité de l'art pour le bien commun : " L'inutilité artistique rappelle que l'humanité fonctionne avant tout sur des valeurs spirituelles et que l'art en est une des champs d'expérimentation. "(7)
Ainsi qu'elle nécessite un fort investissement technologique ou non, dans l'œuvre multimédia de S. Trois Carrés, le processus prévaut sur le résultat, chaque proposition est avant tout un parcours de création (des éléments dans un certain ordre assemblés, des opérations se succédant dans un certain ordre). Toute œuvre est étrangère à l'idée de perfectionnement, de résultat, de profitabilité. Elle n'a de cesse d'interroger dans le visible et l'invisible ce qui résiste à l'évidence.

"Le peintre" Nicolas Clauss affirme quant à lui son goût pour des textures superposées, une image travaillée par couches (touches) successives. Dans son projet Cinq ailleurs, l'objectif est de "mettre en écran les ailleurs vécus par des immigrés de première génération (puis de seconde dans les futurs volets) "(8)
N. Clauss part d'événements passés, de souvenirs antérieurs à l'immigration, relatés par des personnes qui ne parlent pas nécessairement français. Il gère, il organise, il fait un montage d'informations diverses, afin de donner du sens à ces matériaux préexistants. Il n'y a ni scénario, ni story-board prédéfinis. En ce sens l'œuvre se construit d'avantage à la façon d'un tableau, qu'elle n'obéit à une logique de production cinématographique. N. Clauss n'est pas documentariste non plus. La liberté qu'il prend vis-à-vis de la réalité, pour atteindre une vérité sensible cachée, le distingue évidemment du réalisateur de documentaire et le rapproche de l'artiste peintre, soucieux d'établir une transposition de la nature. Pour les peintres et pour les Nabis en particulier, puisque cette réflexion s'articule autour ou à partir de la citation de Maurice Denis, peindre c'est traduire une sensation en image (par divers moyens de retranscription, notamment le recours à l'allégorie et au symbole), lui donner un équivalent plastique et coloré. Or ces peintres analysent très vite quels types de déformations peuvent découler de cette retranscription. Il s'agit des déformations dites subjectives, nées de l'émotion de l'artiste qui accentue librement certains aspects du sujet représenté, et des déformations dites objectives, qui soumettent la représentation à la cohérence générale de l'œuvre : l'ordre nécessaire du tableau. Le travail de N. Clauss prolonge celui des peintres tandis qu'il réinterroge la spécificité de l'artiste : ne pas être explicite en renonçant à toute indication en cours de navigation, en refusant les passages linéaires, le mode d'emploi et en permettant diverses entrées (c'est-à-dire une part d'interactivité). Ce faisant, il tourne le dos au récit linéaire, parfois démonstratif. Pour autant il tente de révéler une part du secret de ceux qu'il a décidés à s'exprimer.
Les Portes est une œuvre d'art vidéo interactive que N. Clauss a réalisée avec Jean-Jacques Birgé. Dans cette installation immersive, les visiteurs sont une nouvelle fois sollicités : ils doivent constituer un orchestre pour jouer ensemble et organiser des sons et des images. Ces références à la formation ou à la partition musicales sont révélatrices de profonds changements dans la pratique des artistes multimédia et quant au rôle qu'ils s'assignent.
Tantôt N. Clauss crée des partitions que doit jouer un public invité à explorer les modes de visibilité de l'œuvre (Les Portes). Tantôt l'artiste se fait pédagogue et réfléchit au moyen de réception et d'accès à l'art. Il invente des moyens d'expression pour les autres, les aide à formuler leurs questions, les invite à échanger sur un site où il est question d'art (De l'art si je veux).
Si le travail du multimédia renvoie facilement au travail d'atelier (un atelier portatif), il s'y oppose toutefois sur un point : il oblige souvent à des collaborations et à un travail en équipe, auquel les musiciens sont bien plus habitués en réalité que les peintres. Ainsi pour réaliser Electronic Wall Paper, une œuvre vidéo destinée à animer des écrans vides de télévision en veille, S. Trois Carrés a travaillé sur des boucles et des échantillonnages de musique électronique composée par Mami Chan et Norman Bambi. Ainsi encore, N. Clauss travaille-t-il fréquemment avec Jean-Jacques Birgé qui réalise la partie sonore de nombre des créations co-réalisées avec Frédéric Durieu, programmeur, polytechnicien de formation.
L'oeuvre solitaire, réalisée dans le secret de l'atelier, s'est mue en un travail d'équipe, souvent cloisonné (c'est-à-dire aux tâches partagées) auquel participent des spécialistes (du son, de l'image, de la programmation…) et qui aiment à se rencontrer autour de projets communs. En ce sens les artistes, les collectifs ou les associations (officielles ou non) vivent ces expériences de création comme autant de rencontres possibles et d'entrecroisements. Leur démarche semble parfois moins critique qu'inventive et leur pratique moins (auto-)réflexive que jubilatoire. Les moyens d'investigation se multipliant, ils favorisent en effet une errance intuitive et expérimentale. Les hybridations, les relations entre divers champs de la connaissance ont fait voler en éclats les critères de jugement propres à chaque domaine et la définition des médiums. Ces points de repère, cet arbitraire obsolète (que la dictature des Beaux-arts donnait à son heure de gloire pour exhaustif) permettaient néanmoins d'établir la valeur d'une œuvre. N'est-ce pas en effet aux Salons tout autant qu'à Baudelaire que l'on doit le peintre de la vie moderne ? Aujourd'hui, le public semble à son tour contraint à une suite de découvertes jubilatoires, procédant d'une investigation personnelle, intuitive et expérimentale. Qu'il est donc intéressant que Nicolas Clauss revendique le statut d'artiste peintre, que Stéphane Trois Carrés appelle ses œuvres des tableaux !
S'agit-il d'un sursaut romantique visant à la réhabilitation de la figure emblématique de l'artiste démiurge ? S'agit-il de minimiser le rôle de la technique, tandis que l'un et l'autre sont désormais reconnus par leurs pairs technologiques ? S'agit-il de s'inscrire au Panthéon de la création (et rien ne serait plus compréhensible que la volonté d'échapper à l'immédiateté toujours reconduite des nouvelles technologies, que l'on dit toujours nouvelles car elles n'aspirent qu'à se renouveler) ? S'agit-il de conférer à une création qui s'est démocratisée, qui présente sans jamais les hiérarchiser toutes les sources d'information et d'accès à la connaissance, une épaisseur, une sensibilité, un vocabulaire (tant plastique, que visuel, que linguistique) qui tend à disparaître ? S'agit-il d'affirmer que l'art doit pour défendre le luxe de son inutilité et conserver sa liberté, rester exigeant avec lui-même : difficile, savant, sage et incorruptible, c'est-à-dire presque inaccessible. Ces dernières questions, je l'admets volontiers, sont suffisamment graves pour ne pas les imputer à ces deux artistes utilisant les nouvelles technologies, au motif qu'ils feraient référence à la peinture. Je les pose néanmoins avec d'autant plus d'insistance qu'elles me sont douloureuses.

1 Définition du Néo-traditionnalisme donnée par Maurice Denis, Revue Art et Critique, 30 août 1890.
2 Colorfull, 00:06:30, France, 2003 : une vidéo faite à partir d'un algorithme égal à la somme neuvième de 2(n) pour n=2 à partir d'une séquence de 50 vidéogrammes. Travail sur la peinture, la récursivité, la symétrie et les permutations. Elle est une des vidéos présentées sur le DVD EWP (Electronic Wall Paper).
3 Je renvoie directement le lecteur au site du Palais de Tokyo, où l'œuvre fut présentée, et le dvd mis en vente.
4 Souvenons-nous que le groupe s'est scindé en deux tendances : les nabis spirituels (Denis, Verkade, Ballin…) et les nabis décorateurs (Bonnard, Roussel, Vuillard). Cette distinction est un peu abrupte et donc caricaturale. Retenons toutefois que pour l'ensemble des Nabis, la peinture doit être une transposition de la nature, " l'équivalent passionné d'une sensation reçue " (M. Denis).
5 Je renvoie le lecteur à un précédent article que j'ai écrit : " D'inutilité publique ", Turbulences de janvier 2005 et qui témoigne de la constance de mes obsessions ( !) et par suite de ma difficulté croissante à renouveler mes titres…
6 Stéphane Trois Carrés, " Inutile d'insister ", essai visuel réalisé pour L'œil du Cyclone (commandé par Canal+) et qui ne fut jamais diffusé.
7 Biographie Stephane Trois Carrés, http://babiloff.free.fr
8 Nicolas Clauss, de la peinture au multimédia : http://www.graphiland.fr

 

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