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Libération, 15 août 2002

ART DIGITAL. Un site imaginé par Nicolas Clauss, avec cinq immigrés, sur les thèmes du pays natal et de la mémoire.
En ligne pour un ailleurs

Nicolas Clauss s'est adressé à des gens qui parlent à peine le français, luttent pour des papiers ou un logement, et sont à des années-lumière de l'Internet.

www.cinq-ailleurs.com de Nicolas Clauss est une touche de poésie sur le Net, une bulle à explorer comme une «promenade interactive». Cinq tableaux, cinq souvenirs mis en scène par Nicolas Clauss, cinq collages multimédias qui sont autant d'images sonores du Mali, d'Algérie, du Sénégal, du Maroc et du Pérou. Original et détonnant dans l'actuelle production multimédia, Cinq ailleurs est aussi très différent des collages sépia interactifs qui ont fait connaître et apprécier l'artiste Nicolas Clauss (Prix spécial au récent FlashFestival du Centre Pompidou, Grand Prix de la Scam pour le site collectif LeCielEstBleu). C'est que ce périple dans les strates de notre mémoire ne lui appartient qu'en partie. Habitant de cité «heureux», Clauss est allé traquer les souvenirs de ces immigrés qu'on stigmatise plus volontiers qu'on ne les écoute, aux Mureaux, cité dortoir du Bassin parisien.

Fossé. En résidence à l'Espace culture multimédia des Mureaux (1), Nicolas Clauss voulait s'adresser à des «gens qui n'avaient ni l'habitude du Net ni le matériel chez eux». A ceux qui parlent à peine le français, luttent pour des papiers ou un logement, et sont à des années-lumière de l'Internet (profil type de l'internaute : un homme blanc de moins de 30 ans, plutôt CSP ++ qu'ouvrier chez Renault). Et notre peintre multimédia de se pencher au-dessus du fossé techno pour, modestement, en remblayer une part. En proposant à une population exclue de la société de l'information d'y participer. «Voir, dans une boîte à laquelle ils ne comprenaient rien, les objets qu'ils m'avaient apportés, des babouches, du coton..., les a impressionnés», raconte Nicolas Clauss. Et Sindé, Fatima, Daroga, Mourad et Karina, cinq immigrés de première génération, ont été fiers de réaliser quelque chose «qui bluffait leurs enfants».

Traductions. Des associations d'alphabétisation aident Nicolas Clauss à diffuser son projet «d'atelier de création d'une oeuvre multimédia interactive sur les thèmes de l'ailleurs et de la mémoire». Les tête-à-tête permettent de dégager un souvenir que l'artiste met en images et en sons. «On a pris le temps de se comprendre», dit-il. Des traducteurs aident à «libérer la parole» : «La femme qui évoque les Dozos au Mali s'est transformée en conteuse quand elle a pu parler sa langue, le soninke.»

Trois mois d'allers-retours en forme de souvenirs et de récits, puis quelques semaines pour que l'artiste découpe, superpose, fractionne et mette en boucle les sons (grelots, souffles du vent et chansons), mélange le français hésitant à l'arabe, les photos d'archives et les extraits de films... Karina, péruvienne, qui a quitté les Mureaux depuis pour une histoire de papiers, pense que le site, mis en ligne au début de l'été, l'aidera «à montrer un peu de mon souvenir à mes amis français». Mais si «l'histoire, intime, est de moi», elle n'est pas dupe sur le rôle de Nicolas Clauss : «Ça me paraissait important de l'aider, lui.» Renversement des rôles ? «Je ne voulais pas faire un docu gnangnan ni trahir ce qu'ils me donnaient», avance l'artiste.

Sensible et aérien, Cinq ailleurs ne faillit pas à l'intention, grâce à un mélange d'animation légère, d'interactivité suggérée et de fantaisie. Prochaine étape de ce que Nicolas Clauss envisage comme une trilogie, à l'automne au Val-Fourré, pour un atelier «des jeunes de la deuxième génération», avant de boucler la boucle auprès d'enfants, en 2003.

(1) Les ECM sont des structures d'accueil et de diffusion des nouvelles technologies, sur le modèle des maisons de la culture mais pour la découverte de l'Internet.

Annick RIVOIRE


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