Point Contemporain - 12/08/2017

The girl from Hanoï, Nicolas Clauss, une poétique de la rencontre

Un voyage, une errance et, au gré de l’imprévu, de l’accident ou du hasard, se dessine le possible d’une rencontre, conjonction inédite d’un lieu, d’un temps, d’un face à face, qui se révélera événement.

Elle est apparue. Cette fille de Hanoï. Elle était là, entre les fleuves, les rythmes de circulations, les mouvements de la ville et des corps, cette autre, cette anonyme rencontrée sous les yeux nomades de Nicolas Clauss, interpellée par lui.

Filmée par lui, elle est là. La fille de Hanoï. Elle se tient devant nous, sur ce grand moniteur vertical. Elle nous regarde en silence, semble nous regarder.

Quelque chose vient de se jouer à nouveau, variation dans la rencontre.

Girl, Hanoï 2015 est un des seize portraits d’hommes, de femmes et d’enfants issu de la série Endless Portrait de Nicolas Clausset exposé au Centquatre. Telle une flânerie, l’exposition se parcourt le long de la nef, avec ces visages suspendus aux pylônes puis dans un espace restreint aux murs noirs dans lequel les portraits cernent le spectateur. Les œuvres silencieuses baignent dans les sons, la musique, les échanges des corps et des voix de cet espace, de cette agora, pour évoquer le titre d’une vidéographie précédente de Clauss. À cette forme de quiétude, à la suspension des corps dans l’image, bruissent l’environnement, ses corps dansants.

Le portrait se déploie à l’écran, il rejoue sans cesse une immuabilité qui n’est qu’illusion. Quelque chose varie indiciblement, quasi imperceptiblement et se meut en un infime ondoiement. Toujours autre mais ressemblant, ce portrait laisse nos sens douter de ce qu’ils perçoivent.

Quelque chose tangue à l’image, cette mèche de cheveux, les feuilles de cet arbre, un passant dans le paysage…

À l’origine, trois secondes à peine. Trois secondes de matière filmée mais modelée par la matrice d’un ordinateur livrent une œuvre générative et sans fin que l’artiste nomme vidéographie aléatoire et dans laquelle les images s’écrivent, se réécrivent dans une chorégraphie libre et indolente. Le temps à l’œuvre s’étire, se suspend, se retire, se distend, vit, reprend son souffle, respire en une douce arythmie, pourtant il n’est ni continu, ni linéaire, il est multiple et les substances de sa pluralité s’interpénètrent. Travaillées par le nombre, composées par l’algorithme, les images sont une partition indéfinie et onirique qu’aucune « réalité » du temps ne façonne. Nicolas Clauss explore dans ses œuvres la plasticité du temps et de l’image filmique, laissant volontairement cette plasticité lui échapper, laissant la rencontre résister à l’instant, traverser les durées, fasciner les regards.

L’œuvre trouble. Une sensation de déjà-vu, une rêverie familière ? De ces indéterminations temporelles et sensorielles ne cesse d’apparaître cet autre, son visage, dans une persistance qui le distingue. Cette vision du visage, Emmanuel Lévinas la décrit comme « une idée de l’infini »1, l’apparition du visage de l’autre est alors liée à une temporalité qui lui est propre, une dimension substantielle de la durée qui entre en résonance avec le « endless » des portraits de Nicolas Clauss. Alors que, selon Levinas, cette vision de l’autre, son apparition, nous « rompt avec le monde »2, à cette notion de rupture, nous lui préférons celle de distance, de vacance d’une forme du réel. À la cassure, le déplacement prévaut ici, comme un glissement du point de vue où l’imagination viendrait bouleverser le réel, bousculer la perception et déformer ses images pour invoquer les mots de Gaston Bachelard3.

Nicolas Clauss livre une œuvre qui ne se regarde pas ou qui ne se perçoit pas, elle s’imagine, elle se met en images, se meut en images rêvées, elle est imageante. Cette apparition de l’autre devient rencontre de l’autre prenant forme grâce aux images telle une « rêverie œuvrante »4, cette rêverie poétique bachelardienne qu’engendre l’imagination en mouvement, cette imagination qui, dépassant la perception, est active et créatrice.

Rêverie de cette fille de Hanoï ou bien rêverie de Nicolas Clauss ? Leurs rêveries respectives en appellent à la mienne, ne viendraient-elles pas à ma rencontre ? Mais, qui rencontre qui ? Peu importe. Ces rencontres se confondent, s’entremêlent, s’étreignent.

L’image filmique embrasse nos images intérieures dans l’infini mouvement de l’imagination, dans l’infini mouvement de l’errance onirique, dans l’infini mouvement de l’errance géographique, dans une poétique atemporelle de la rencontre.

1. Emmanuel Lévinas, Totalité et infini. Essai sur l’extériorité (1971), Le livre de poche, 1996, p. 213.

2. Ibid., p. 211.

3. Gaston Bachelard, L’air et les songes. Essai sur l’imagination du mouvement (1943), José Corti, 1990, p. 10.

« On veut toujours que l’imagination soit la faculté de former des images. Or, elle est plutôt la faculté de déformer les images fournies par la perception, elle est surtout la faculté de nous libérer des images premières, de changer les images ».

4. Gaston Bachelard, La poétique de la rêverie (1960), Les Presses Universitaires de France, p. 189.

Texte Julie Cailler © 2017 Point contemporain