Digitalarti - 01/02/2016

 

 

Agora(s) ou les chorégraphies humaines de Nicolas Clauss

Cinéaste de l’indicible des relations humaines, l’artiste audiovisuel Nicolas Clauss nous invite à une surprenante expérience déambulatoire, contemplative et abstraite, parmi les panneaux de vie filmiques de son nouveau projet multi-écrans Agora(s). Une manière de faire communiquer à sa façon ses étranges « images mobiles de l’éternité ».

Il y a quelques années, l’artiste audiovisuel Nicolas Clauss nous avait intrigués avec les curieux portraits de jeunes de cités de son projet Terres Arbitraires. On y découvrait une scénographie synchronisée d’écrans où défilaient des visages juvéniles, à la fois souriants et muets, jouant des stéréotypes de la banlieue comme pour mieux les contourner, dans un flux sonore de babillages médiatiques connotés où pointait la liste défilante des 1200 quartiers sensibles inventoriés par l’Etat français – parmi lesquels Nicolas Clauss avait justement puisé sa matière première filmique.

Tout en jouant de ressorts bien différents, on retrouve dans sa nouvelle installation multi-écrans Agora(s), présentée jusqu’au 20 février aux Quinconces du Mans, un même intérêt fondamental pour l’humain et pour les relations étranges qui peuvent se tisser entre des individus supposément sans rapports. Captée aux quatre coins de la planète (Bogota, Pékin, New York, Cochin, Hanoï, Séoul, etc.) à l’aide d’un simple Sony RX100 II, la matière filmique d’Agora(s) sert de levier à un dispositif déambulatoire où se mêlent sur cinq écrans géants des scènes de la vie quotidienne, saisies sur des lieux de vie partagés (place, plage, rue), dans lesquels l’œil tactile de Nicolas Clauss vient chercher des moments fugaces qu’il s’amuse à mettre en boucle, à jouer furtivement, dans des petites séquences répétées semblant parfois faire du surplace avec ces étonnants jeux d’aller-retour de l’image - presque comme un scratch de DJ - créant un étrange creuset d’intemporalité et d’éternité.

« Pour Agora(s), j’avais l’idée de créer une partition multi-écrans qui ait aussi une dimension "cinéma expérimental" », explique Nicolas Clauss. « Tout a commencé en 2012 quand j’ai filmé une place à Fès au Maroc dont j’ai fait une pièce du même nom. L’idée était déjà de jouer aléatoirement d’un bout de film de 3 secondes d’une place qui ressemblait véritablement à une agora. Je me suis dit ensuite que ce serait bien d’aller filmer d’autres lieux et de les mettre en résonance les uns avec les autres dans une création qui les ferait véritablement vibrer à l’unisson. Je suis revenu de mes différents voyages avec environ 5000 films faisant chacun entre 30 secondes et deux minutes. J’ai ensuite repris le principe moteur de Fès en jouant d’un effet de répétition sur des séquences de 3 secondes et en introduisant différentes dilatations temporelles de l’image : aller-retour, ralentissement, accélération, zoom, décadrage, etc

Résonance des gestes

Le plus curieux est de voir comment chaque écran, présentant des scènes différentes, parvient à communiquer avec l’autre dans un scénario combinatoire variable, délivrant toujours un sentiment d’apesanteur particulièrement prégnant. Un danseur de sardane de Barcelone et un vieil homme jouant du diabolo à Pékin semblent ainsi subitement trouver un langage commun, un idiome chorégraphique à la fois universel et abstrait dont Nicolas Clauss tire un terreau relationnel totalement intime et pourtant si distant.

« Les entrées sont multiples, mais toujours liées à l’humain », poursuit l’artiste. « Que les scènes filmées soient des scènes de foule ou des gros plans sur des personnes, il y a toujours un principe de résonance chorégraphique des gestes entre elles. Il y a aussi une forme d’hyper-connexion portée par la lecture aléatoire des séquences qui permet le renouvellement des confrontations entre elles sur chaque écran. Mais l’essentiel réside dans le rendu chorégraphique de ces corps individuels et collectifs. A travers le principe de répétition, les gestes acquièrent une certaine indépendance. Ils se vident de leur sens pour aller vers quelque chose de contemplatif, d’abstrait. Ce qui m’intéresse, c’est d’avoir des images en surface et de modifier leur sens. En jouant avec la surface, on peut curieusement rentrer dans la profondeur des choses. En partant de l’individu, de sa gestuelle, on arrive à des scènes entrant en résonance, où les gens perdent leur individualité. »

Le son, des nappes triturées de violoncelle héritées elles aussi de sa pièce Fès, participe également à ce principe de résonance globale de l’installation.
« A la différence de Terres Arbitraires, la musique n’est pas liée aux images », souligne Nicolas Clauss. « Je suis parti du son de Fès, un pizzicato de violoncelle que m’avait donné le compositeur  Jean-Jacques Birgé, que j’ai retravaillé en respectant un même principe d’absence de connotation avec ce que l’on voit à l’image. »

Endless portraits

A cette comédie humaine collective, Nicolas Clauss rajoute dans les allées voisines de l’entrée des Quinconces quatre portraits-écrans, individuels ceux-là et totalement silencieux, sortes d’excroissance de ses anciens Tableaux Interactifs – sauf que ceux-ci ne le sont pas.

Puisés dans un trombinoscope existant d’une vingtaine de portraits, baptisé Endless Portraits, les quatre personnages (voir un portrait)  retenus ici expriment davantage un sentiment de fixité, même si Nicolas Clauss joue là encore d’un principe de mise en boucle, plus fin, se jaugeant à cette voiture effectuant des "avant-arrière" derrière le visage du rasta indien, ou à cette fumée  de cigarette exhalée/inhalée par le jeune rappeur new-yorkais. On y retrouve la même abstraction contemplative d’Agora(s), mais prenant directement à partie le spectateur, contraint de soutenir le regard de ces portraits qui vous scrute avec une réciprocité crue.

« Endless Portraits est une série en cours », précise Nicolas Clauss. « Les gens filmés sont des gens que je connais ou que j’interpelle dans la rue et qui quelque part vous interpelle à leur tour, avec leur regard. On passe de la masse à l’individu, avec des séquences filmées très courtes, là aussi mises en boucle, mais qui joue à l’infini. Il y a encore un principe d’aller-retour dans l’image, un principe de communication figée/dilatée dans le temps, mais l’approche formelle est plus statique. Les gens sont dirigés dans leur attitude et l’approche est donc plus posée. Le rendu joue d’une même ligne abstraite et contemplative, mais dans ces portraits, on ne sait pas bien où se situe la limite entre absence et intensité. »

Un projet qui résonne donc encore comme une nouvelle facette des jeux si particuliers de représentations humaines du « psychologue social » de l’image Nicolas Clauss.

LAURENT CATALA