L'Humanité, 31/05/2012


Théâtre: derniers jours pour un regard singulier sur les banlieues

Avec leurs œuvres immersives présentées au Théâtre de l’Epée de Bois, Terres arbitraires et Illuminations, le plasticien Nicolas Clauss et le metteur en scène Ahmed Madani rendent hommage aux jeunes des banlieues, ces figures injustement dépréciées. Saisissant.

C’est une salle dans la pénombre et un kaléidoscope d’écrans qui projettent les visages numériques de jeunes issus des quartiers populaires. Visages immobiles et regards muets qui font écho à celui de Vincent Cassel dans la Haine. Les noms des 1200 quartiers des Zones Urbaines Sensibles de France défilent : Mantes la Jolie, Berlioz, Beauvoir, Clichy Sous Bois, La Solitude et Bon voyage même.  En bruit de fond: des sirènes de police, des cheminements de rats dans les tuyaux et des bribes de discours politiques et médiatiques qui imposent au peuple une vision unique des banlieues. Comme une saison en enfer. C’est un comédien imprévisible qui débarque, crie, menace et se débat sous la force des vigiles, acteurs eux aussi.

L'histoire de trois générations de Lakhdar
Et le spectacle d’Ahmed Madani commence là. En mettant en scène trois jeunes hommes, tous nommés Lakhdar, à trois époques différentes, il propose un regard vif et aigu sur l’évolution des quartiers dits sensibles, de la guerre d’Algérie aux émeutes de 2005. Algérie justement, 1957, Lakhdar grand-père est écartelé sur la croix pendant que ses bourreaux évoquent des scènes de tortures, crues et si invraisemblables. Il est alors une « poignée de poussière » que les soldats français ont « éparpillée dans l’air ». Quelques années plus tard, c’est Lakhdar père qui, guidé par la faim, immigre au Val Fourré et contribue à l’essor économique de la France : « Je ne suis plus un homme mais une fiche de paie ». Le lancinant «  Je me souviens » martèle le rythme du récit et agit comme un leitmotiv qui retrace ses réminiscences, de l’espoir de la France au désenchantement de la terre d’accueil. Aujourd’hui c’est Lakhdar fils qui attend sur l’asphalte, résigné. Les émeutes de 2005 ont pour lui un goût d’amertume qui ont renforcé l’hypocrisie d’une démocratie à géométrie variable.  

"Des jeunes de banlieues qui jouent aux acteurs"
Sur un air de twist, ce héros qu’Ahmed Madani identifie au dormeur du Val, métaphorise tous ces enfants perdus et désillusionnés qui cherchent en vain leur place. En se nourrissant de son histoire personnelle, le metteur en scène a souhaité déshabiller les visages presque figés de Nicolas Clauss afin d’en montrer l’âme et la chair. Pour cela, il a choisi des jeunes hommes du Val Fourré, acteurs non professionnels mais écorchés vifs, et la performance en est d’autant plus remarquable. Il précise d’ailleurs : «  leurs qualités d’acteur ont rapidement été dépassées par leurs qualités humaines. Ce sont des jeunes de banlieues qui jouent aux acteurs ». En dépit de la peur que suscitent les discours médiatiques, l’œuvre a le mérite de réintroduire de l’humanité dans ces quartiers populaires, véritables terres arbitraires aux bonheurs éphémères et à la misère universelle. Loin, bien loin de l’image à nettoyer au Karcher. Car l’histoire de l’immigration et aussi celle de France, car la lutte des banlieues pour la reconnaissance est essentielle et parce que les origines, visibles ou non, n’ont jamais à être reniées, le duo Clauss-Madani a brillamment valorisé l’histoire de tous ces dormeurs du val.  Ceux qui selon Rimbaud dorment « dans le soleil, la main sur sa poitrine ».

Manon Adoue