Libération,NEXT, 16/05/2012
Le visage sensible des ZUS
Une installation vidéo et un spectacle fusionnent à la Cartoucherie. Deux regards, de l'intérieur, sur les cités et leurs habitants.
"Illuminations" mêle les récits de trois générations jusqu'à celle des "minorités visibles"
Pose de bad boy, regard frondeur et frontal. Tension des visages silencieux, filmés au ralenti. Et puis soudain, l’éclat de rire. On ne sait qui ils sont, ni d’où ils viennent, mais on a presque l’impression de les connaître. Un sentiment qui contraste avec la dramatisation sonore enveloppant l’installation de Nicolas Clauss. Ses Terres arbitraires, ce sont les 751 Zones Urbaines Sensibles (ZUS) répertoriées par l’Etat, dont les noms parfois exotiques s’affichent aléatoirement sur les 29 écrans. C’est aussi une référence à une citation d’Aimé Césaire, souvent «croisé» par l’artiste dans les caves, les studios de répétition des quartiers – il en connaît quelques-uns.
Dans le théâtre de l’Epée de bois, à la Cartoucherie, il dessine son portrait mouvant des «jeunes de banlieue». «J’éprouve une fascination pour ces mecs-là, reconnaît le vidéaste. Peut-être parce que ce sont ceux qui sont censés faire le plus peur, ceux qu’on accepte le moins.»
Déjà exposée à Mantes-la-Jolie, à la Friche de la Belle de mai à Marseille, ou à la Condition publique à Roubaix, l’installation évolue. Avec un même principe: à chaque image correspond une partition sonore, un brouhaha médiatique collecté dans les archives de l’INA depuis les années 1960, du temps de la construction des tours. Le résultat est une masse visuelle et sonore qui oscille entre dénonciation et analyse sociologique. Avec un mélange plutôt réussi de formules tristement célèbres («le bruit et l’odeur» de Chirac, le Kärcher, les perles de Zemmour et Finkelkraut...), d’extraits de reportages-choc et d’interviews d’«experts». Le tout rythmé comme un film angoissant par des génériques de JT ou une sirène d’alarme.
Ado, Nicolas Clauss allait au lycée des Mureaux, dans les Yvelines.«Là-bas, il n’y a aucun mélange social entre les pavillons et la cité,et dans les années 1980, il n’y en avait pas beaucoup à l’université non plus.» Après une formation en psychologie sociale, il se met à la peinture, puis passe à la vidéo et à la création numérique.
Lors d’une résidence de six mois à Evry, dans le quartier des Pyramides, il décide de s’attaquer aux ZUS avec son petit Canon. «Ceux que j’ai filmés sont plus qu’une masse. Dans le lot, il y a des pères de familles, des paumés, des artistes». Sur ces «territoires relégués», l’artiste a aussi perçu des constantes: «Les jeunes se font contrôler au moins trois fois par semaine. Je n’ai jamais vu autant de flics que dans ces quartiers-là... Mais à part eux, personne n’y va.»
Et puis un jour, Nicolas Clauss rencontre l’artiste Said Bahij, qui lui
présente le metteur en scène Ahmed Madani. Terres arbitraires devient alors la jumelle d’Illuminations, une performance-spectacle montée en deux mois. Le vidéaste retrouve avec surprise des visages déjà filmés : six des neuf acteurs vivent au Val Fourré, la cité de Mantes-la-Jolie – qui a vu grandir Ahmed Madani (par la suite directeur du centre dramatique de l’Océan Indien). «J’avais envie de raconter une partie de mon histoire, mais pas avec des acteurs professionnels. A travers ces jeunes-là, je vois ceux de vingt ans qui étaient appelés en Algérie.»
Dans sa France mise sur scène, tous les immigrés portent le même nom, et la mère Patrie est indigne. Entre douleur et amertume, trois générations se racontent dans le rêve-coma d’un dormeur du Val Fourré: le moujahidin torturé, le travailleur immigré invisible, et puis eux, «les minorités visibles». L’Histoire et les récits se mélangent au son du twist, de 1955 aux émeutes de 2005, et les acteurs, lumineux, passent du costard au sweat à capuche. Symbole d’un paradoxe : au Val Fourré, la formation qui attire (et emploie) le plus de jeunes, c’est vigile : «Forces de sécurité qui protègent des forces d’insécurité».
«Qu’un metteur en scène vienne chercher des jeunes ici, c’était une première», souligne Abdelghani El Baroud, un des acteurs. «Aussi,lorsque Said Bahij nous a parlé du projet, ça s’est fait toutnaturellement. Dans le contexte actuel, on a notre mot à dire, même s’il ne s’agit pas d’un engagement politique.» Selon Mohamed El Gazi, «le plus difficile consiste à rester naturel tout en rentrant dans un personnage. Cette pièce, elle parle de nous et de nos peurs».
Sarah Bosquet
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