Le lac des signes, blog du Monde Diplomatique, 15/05/2012

« Terres arbitraires » et « Illumination(s) »
Regarder autrement la jeunesse des quartiers populaires


Pour une fois, ils ne sont pas dans la rubrique des faits divers et réduits à l’invisibilité mais au cœur d’une œuvre forte qui décline par le biais d’une installation vidéo et d’une performance théâtrale, à découvrir dans la continuité, les multiples et singuliers visages des jeunes des banlieues. Des garçons. Forcément, délibérement, puisque ce sont sur eux que sont concentrés tous les stéréotypes et toutes les peurs.
Tout commence avec une installation de Nicolas Clauss qui emprunte son nom, Terres arbitraires, à une citation d’Aimé Césaire : « Il nous reste toujours des terres arbitraires », (Cadastre, Ode à la Guinée) et met le spectateur face à vingt-huit écrans de diverses tailles disposés en arc de cercle sur plusieurs niveaux, d’où s’échappent des visages qui accrochent immédiatement le regard et installent une relation entre celui qui est regardé et celui qui regarde. Filmés en gros plan pour la plupart, en noir et blanc, tous ces jeunes gens issus de l’immigration post-coloniale, près de trois cents ayant de 15 à 30 ans, regardent frontalement la caméra avec une présence dense et rebelle. Ils se jouent des clichés, de la frayeur qu’ils produisent, éclatent de rire et de vitalité. On n’en saura pas plus. Si ce n’est qu’ils proviennent de quelques-uns de ces 1200 quartiers des 751 Zones urbaines sensibles classifiées par l’Etat français et dont les noms apparaissent sur les moniteurs : les Pyramides, les Epinettes, les Trois Ponts, le Val Fourré, le Mirail, l’Estaque…
Nicolas Clauss a commencé son travail en janvier 2010 à Evry mais il est allé du nord au sud de l’Hexagone pour interroger le mode de représentation de la jeunesse des quartiers populaires, traité systématiquement par des images qui stigmatisent et inquiètent. Le ressort de son interrogation passe par ce matériau brut des visages à l’écran confronté aux bruissements du monde politique et médiatique : les voix de Nicolas Sarkozy et Marine Le Pen, de Fadela Amara et Emmanuel Valls, celles de Eric Zemmour, Daniel Mermet, Houria Bouteldja ou Saïd Bouamama... Au-delà de ce qui est dit, tant dans le renforcement du stéréotype que dans sa déconstruction, c’est surtout le silence des principaux intéressés, ainsi mis en exergue dans un dispositif sobre et efficace, qui invite à vouloir entendre qui ils sont et non pas ce qui est dit sur eux. Cette absence de leur parole à la première personne se vit comme un manque qui nous rapproche d’eux.
Dans les notes d’intention de son projet, Nicolas Clauss cite les propos de Jean Genet tirés d’un entretien avec Tahar Ben Jelloun (Le Monde, 11 novembre 1979) : « Et, pour l’agacer, voici que la France est toute parcourue de Noirs, de métis, d’Arabes, qui ne baissent presque plus les yeux : leur regard est au niveau du nôtre ». C’est très exactement ce qu’il a réussi à capter. L’œuvre, qui dure quatorze minutes, est d’autant plus étonnante que programmée par ordinateur : visages et sons choisis de façon totalement aléatoire ne sont jamais articulés de la même façon et proposent ainsi une re-création permanente.
On retrouve peu de temps après quelques-uns des garçons vus à l’écran sur le plateau pour Illumination(s), une création théâtrale que Ahmed Madani a conçue pour neuf jeunes hommes de Mantes-la-Jolie, ville où il est revenu vivre et travailler après avoir dirigé le Centre dramatique de l’Océan Indien (La Réunion) de 2003 à 2007.
Ici, ils ont beaucoup de choses à nous raconter... En trois tableaux, trois d’entre eux vont traverser trois époques différentes, la guerre de libération nationale algérienne, la période de l’exil et la pénibilité du travail à la chaîne, puis la vie aujourd’hui marquée par le risque d’être pris pour un terroriste ou de finir en cible d’une bavure. Trois générations sont ainsi montrées dans leur contexte historique, le grand-père, le père et le fils. Le récit, à plusieurs voix, dans une belle composition chorale, commence de façon percutante autour de scènes de torture infligées à un combattant algérien mis en croix par ses tortionnaires de l’armée française, qui renvoient aussi à celles mises en place après le 11-Septembre et justifiées par différents Etats. Il se clôt par des scènes d’affrontement qui nous rappellent les révoltes de 2005 et par la mort d’un jeune homme après une altercation avec des vigiles. Il enchevêtre histoire et fiction, mémoire collective et vécus personnels à partir de l’expérience des acteurs. S’ébauche par strates et interroge à la fois d’où l’on vient et où l’on vit, avec des incursions dans les rêves et les souvenirs, les illuminations, des uns et des autres. Des jeux de mots et d’images. Des adresses au public.
Tous les personnages s’appellent Lakhdar, une référence au héros mythologique de Kateb Yacine, et à la couleur verte qui symbolise aussi l’espoir en arabe. Multiples et uniques, ils ont plutôt des allures de mauvais garçons, comme dans une posture d’auto-défense puisqu’ils livrent un diagnostic sans concession sur la France où ils sont nés et où ils ne sont jamais considérés comme des Français à part entière. Ahmed Madani s’est aussi inspiré de la figure du Dormeur du Val de Rimbaud pour donner corps au récit et en faire le symbole d’une jeunesse lumineuse et insoumise. Ses acteurs ont entre 21 et 29 ans et, sauf un, ne sont pas professionnels. Formidablement dirigés, ils maîtrisent, outre le texte, le chant et la danse — pas de hip-hop mais du twist ! — et font de leur engagement corporel et de leur présence le principal matériau scénique de ce bouleversant poème urbain. Ils portent une parole épurée qui rompt aussi avec l’assignation à la langue relâchée des cités et autres clichés.
Illumination(s) est un premier chantier. Le second sera consacré aux filles. Et le troisième aux garçons et aux filles. Un bel hommage à cette jeunesse des quartiers populaires que l’on voudrait plus souvent voir observée sans préjugés, dans toute sa complexité.

Marina Da Silva