Théâtre au Vent, 06/05/2012

TERRES ARBITRAIRES

Par Evelyne Trân

TERRES ARBITRAIRES une installation vidéo immersive de Nicolas Clauss et ILLUMINATION (S) une performance-spectacle d’Ahmed Madani du 3 mai au 3 juin 201 au Théâtre de l’Epée de Bois / Cartoucherie, route du Champ de manoeuvre 75012 PARIS

« Mon visage n’est pas un paysage » lance un jeune beur à la face du monde. C’est devenu une habitude de brandir en hameçons par le biais d’une caméra toutes sortes de visages épinglés comme des papillons. A la télévision, n’importe quel visage devient une image  pour de rire dès lors que l’on sait qu’on peut la manipuler comme une marionnette. Parait-il que l’image a une fonction subliminale. En tout cas, une chose est sûre, la télévision est un instrument formidable de matraquage de nos neurones sensoriels. Il vous rappelle quoi mon visage, est-ce bien le mien, est-ce bien celui que vous avez vu dans le journal, non c’est celui de mon frère !

Dans une mer démontée de têtes de jeunes beurs qui jaillissent d’une trentaine d’écrans de télévision, sous fond sonore de faits divers ayant défrayé les chroniques, et roucoulades politiques,voilà que nous spectateurs nous avons l’impression d’être fléchés jusqu'aux entrailles. Eh oui, parce que bien qu’une image ne soit qu’une image, quelle réaction aurions nous, nous les voyeurs, si c’était notre propre visage « à poil » qui était baladé  et utilisé pour faire la une d’un fait divers ? La démonstration de Nicolas Clauss est éloquente, elle nous plonge dans nos mirages, là où notre petit nombril si mignon prêt à couiner hurle de bonheur, ouf, pas vu, pas vu, ni entendu !

Un visage pour étiquette, quelle tristesse ! Stéréotypes, clichés, jouent le rôle de fourchettes et de couteaux dans nos estomacs. Une belle pâture facile à digérer. Mais c’est comme un plat qui sort du micro-ondes, chaud à la surface et gelé à l’intérieur.

Ahmed Madani a choisi de mettre en scène des jeunes du Val Fourré, troisième génération issue de l’immigration post-coloniale. C’est évident pour lui, ces jeunes d’origine étrangère vont finir par prendre souche dans ce beau pays la France, si bien chanté par Trenet.

Chacun de ces jeunes trimballe avec lui un bout de craie qui a essuyé des déboires. Il n’est pas rose, il n’est pas blanc mais il permet d’écrire encore sur le tableau noir. Ahmed Madani sait qu’ils ont des choses à dire ces jeunes, qu’ils n’ont pas à mendier la belle baguette française parce qu’ils savent l’apprécier et participent à sa fabrication. Mais trouver la mie de pain sous la croûte, c’est pas si évident. Quoiqu’il en soit, ils le disent fermement « Nous ne serons pas les grumeaux de la France »

La belle langue française ne s’étourdit pas seulement de pain, elle passe par la poésie et voilà que Rimbaud, poing à la ligne fait irruption dans leur mémoire, cette grande mer qui brasse beaucoup de vagues. C’est dingue, Rimbaud n’était pas arabe ? Comme c’est bizarre, Ahmed Madani aurait-il interprété à l’envers les vers de ce cher poète quand il dit « Leurs ancêtres ne sont pas encore les Gaulois, mais un jour ils le deviendront ».La faute à Rimbaud, c’est sûr. Faudrait pas l’enseigner à l’école parce qu’il est « submersif », heu, subversif.

En tout cas ces  jeunes-là qui ont poussé dans les cages à lapin comme beaucoup d’autres bons français, pourraient bien devenir poètes eux aussi. « Mauvais sang » écrivait encore Rimbaud. Mauvais pour faire parler ? Allons donc ! Dans ce spectacle, les jeunes chorégraphient leurs vies en jouant au ballon avec leurs propres clichés. Ils font « tourner manège » les impressions qui leur collent à la peau avec un plaisir communicatif comme les drôles d’oiseaux de Baudelaire, capables de faire bruire leurs ailes en caressant les vagues.

Chaque motif d’histoire personnelle devient alors une boussole.   Cet appel de pied à la jeunesse peut paraitre agaçant et pourtant il sonne juste, c’est un coup de pinceau qui deviendrait magique et puis c’est vraiment une question de respiration.

« Ma vie est un poème,  pourrait dire chaque participant au spectacle et j’entends lui apporter ma signature avec tout ce que j’ai appris, entendu ou subi… ».

Ils signent avec ce spectacle une belle déclaration d’amour au théâtre, à la danse, à la vie en somme avec beaucoup d’humour. Bain de jouvence, pas seulement. Ahmed Madani déclare : « Au théâtre, il faut faire juste un pas pour passer de l’autre côté du miroir ». Comme nous sommes contents que derrière le miroir, il y ait des gens en chair et en os pour nous tendre la main.

Tambour battant, ils nous ont entrainés sur leur bateau ivre, sans jamais nous lâcher … Et nous nous sommes rincés l’œil avec bonheur !