Les Trois Coups, 06/05/2012

Stabat Lakhdar dolorosus

Par Laura Plas  

 
Aller par-delà les clichés sur les jeunes des cités, clichés imposés, clichés arborés. Passer la barrière d’un regard noir et plonger dans l’histoire que celui‑ci raconte. C’est ce que font conjointement l’installation « Terres arbitraires » et le spectacle « Illuminations ». Nous voici ainsi face à cinquante ans d’histoire intime, franco‑algérienne. C’est non seulement un dialogue fin et juste entre deux arts, mais celui des vivants et des morts, du visible et de l’invisible. Une réussite.

Terres arbitraires est une installation vidéo de Nicolas Clauss, une installation en imersion et modulable. Nous voici, de fait, presque entourés de visages exclusivement masculins : aspect tribal vaguement inquiétant. Car si les visages sont tous différents, les attitudes sont comparables. Une façade de regards noirs et plantés s’élève donc comme une barre de béton face à nous, sans ciller, sans baisser les yeux. Tandis que nous les observons, nous parviennent les borborygmes télévisuels des discours que l’on ne cesse de formuler sur ces visages muets. Nicolas Clauss interroge ainsi l’image que les médias fabriquent de ces hommes, image avec laquelle ceux‑ci jouent d’ailleurs ou dans laquelle ils s’enferment pour ne nous laisser que des apparences. Mystère de ces peaux filmées au plus près comme des paysages, de ces regards d’un noir abyssal. Pellicule sensible pour quartiers dits sensibles.
 
Illumination nous invite justement à passer de l’autre côté, et à explorer le revers de l’apparence. Nous plongeons dans la noire pupille pour nous retrouver dans le territoire des rêves. Alors, sur la scène de théâtre, les hommes privés de parole retrouvent leur voix. Nous découvrons, en effet, que chaque personnage est fait d’une histoire qui ne se confond avec aucune autre, car elle se nourrit de celle de son interprète. Que c’est intelligent de faire le choix de l’intime face aux discours généralisants de la politique, de la sociologie même engagée, de la télévision ! Ahmed Madani, le metteur en scène, est lui‑même parti d’un souvenir d’enfance. Ensuite, il a écouté les histoires de ses interprètes. Et c’est beau. Dans ce spectacle infiniment choral, où les acteurs font corps, et avec une belle humilité, chantent, dansent, créent des poèmes ensemble, on finit pourtant par pouvoir dessiner les traits de chaque visage, de chaque histoire.
 
Beau boulot
Ces hommes ne sont pas des professionnels. En tout cas, ils sont si engagés qu’on ne s’en rend compte qu’en analysant la direction d’acteurs très tenue, et la mise en scène chorégraphiée à l’extrême pour que tout se passe au mieux. Beau boulot. On imagine ce qu’il a fallu d’attention des uns aux autres pour qu’émerge cette écriture qui n’écrase aucune histoire, cette prestation aux gestes si précis. On aime aussi que le dialogue entre la performance-spectacle et l’installation prenne des voix si variées, riches sans être obtuses pour les spectateurs. Dans ce travail‑là, on entend un respect infini, qu’on aimerait retrouver politiquement.
 
Ce n’est pas que le spectacle soit lisse, toujours facile à digérer. Il ne s’agit pas de faire le portrait d’angelots. Il y a des propos bruts de décoffrage, des gestes et des blagues qu’on ne comprend pas, dont on se sent exclus. C’est que, un des personnages a raison de le dire, on parque ces hommes dans leurs cités, mais ces cités représentent à l’inverse pour les autres des territoires interdits. Qui sort le soir faire un tour aux Pyramides ou aux Mureaux pour s’amuser ? Et puis le spectacle parle de l’âpre histoire franco‑algérienne. Elle commence par la crucifixion d’un résistant algérien pendant la guerre d’indépendance, elle s’achève aujourd’hui quand des vigiles venus de cités tuent un jeune homme venu d’une autre cité.

Vigiles et jeune homme se nommaient pourtant tous Lakhdar. Or, « Lakhdar » signifie « vert », symbole d’espoir. En dépit des cris de celui qu’on a torturé, de celui qu’on a méprisé, de celui qui a fini dans un cercueil loin de son pays, en dépit de l’exil et de la faim, il y a, de fait, dans le spectacle une vitalité incroyable, une niaque qui le rend accessible à tous. Même la naïveté de l’écriture, très marquée par certaines références et qui sent de temps en temps l’exercice, a son charme. On a aimé, donc, et on aime aussi que le théâtre, ce soit ça : un voyage dans le cœur des autres. Le cœur des hommes.