Digitalarti, 01/02/2011

Images arbitraires

En redonnant une nouvelle perspective médiatique aux jeunes des quartiers, "Terres Arbitraires", la récente installation présentée au Théâtre de l’Agora d’Evry, témoigne de l’engagement social de l’artiste multimédia Nicolas Clauss. Un travail sur la durée qui poursuit sa quête de l’humain et du participatif, et qui n’hésite pas à pointer du doigt les dérives sécuritaires, les stéréotypes et les stigmatisations d’espaces urbains marginalisés.

Mémorial urbain
Dans les travées du Théâtre de l’Agora d’Évry, le public est à l’image des portraits qui s’animent sur les écrans. Des jeunes du quartier, plutôt habitués à papillonner aux alentours de l’édifice qu’à pénétrer en son sein, se pressent à l’intérieur pour un projet dont ils sont le coeur vibrant. Vibrant mais subtil. Car, si Terres Arbitraires, le travail d’installation vidéos mené par Nicolas Clauss, a choisi de transposer l’image et les difficultés quotidiennes des jeunes du quartier sous une forme artistique, il procède aussi d’une rencontre et d’une confiance réciproque que le prisme médiatique classique a souvent mis à mal. Alors, bien sûr, pour la majeure partie d’entre eux, la surprise est de mise. Surprise de se découvrir au milieu de ces portraits vidéos, diffusés aléatoirement et au ralenti, dans une scénographie de téléviseurs induisant habituellement pour eux une distance familière. Surprise de voir aussi que cette image renvoyée leur est fidèle. Cagoule rabattue sur le front, fugacité des plans, ces images leur ressemblent. À tel point d’ailleurs qu’elles s’identifient très vite au stéréotype
qu’on se fait le plus souvent d’eux. Et c’est justement là que se situe toute la force du travail de Nicolas Clauss : jouer de ces stéréotypes, de leur mise en scène, pour mieux les contourner et au final, les démystifier. Car ses portraits, tous de garçons, sont muets. Muets, comme pour mieux entendre les bruits médiatiques qui virevoltent autour d’eux, imbriquant pêle-mêle extraits de journaux télévisés, discours politiciens valorisant les politiques sécuritaires, témoignages d’acteurs associatifs du quartier, de sociologues, de militants. Rapidement, on s’aperçoit que tous ces discours alarmistes, ces évocations récurrentes de zones de non-droit, de guérilla urbaine, semblent glisser sur l’image d’une autre réalité, celle de jeunes qui sont avant tout des jeunes comme les autres, certes parfois cyniques et ronflants, mais aussi sensibles et intelligents. À l’écran, cela se traduit par ces passages du mutisme au sourire. Face à cet emballement médiatique, les jeunes laissent apparaître qu’ils sont des gens souriants, qu’ils ont conscience de la situation, des clichés qui les concernent,
qu’ils ne sont pas dupes
précise Nicolas Clauss lui-même, tandis que sur un moniteur à l’écart défile tel un mémorial urbain en déliquescence les noms des 1200 quartiers de France stigmatisés.

La quête de l’humain.
Dans la démarche artistique de Nicolas Clauss, Terres Arbitraires constitue
presque une sorte d’aboutissement, tant son travail a toujours été guidé par une quête de l’humain et du participatif dans lequel il a su glisser ces notions essentielles d’approche picturale, de jeu aléatoire, de collage et d’oeuvre non figée. À l’origine peintre autodidacte, le Mantais a effectué il y a une dizaine d’années un virage audiovisuel, porté par des logiciels comme Director, qui l’ont conduit à la réalisation de ces fameux Tableaux Interactifs, auxquels il se consacre encore et qui restent
manipulables sur le Web via son site flyingpuppet.com. Dans ces tableaux, le rapport s’établit entre un spectateur et une image, dans une idée d’appropriation progressive, la souris activée à l’écran révélant des déclenchements de séquences, des variations audiovisuelles truculentes. Le travail de Nicolas Clauss s’est ensuite voulu plus large, tout en suivant cette même logique du geste. Des oeuvres/installations participatives comme Les Portes, jouant de l’interaction entre ouverture physique de portes et irruption multimédia, ont introduit un rapport plus collectif qui s’est matérialisé dans les ateliers participatifs de ces projets manceaux, De l’Art Si Je veux en 2005, où l’objectif était de construire des images ludiques avec des enfants à partir de tableaux de Bacon, de Catelan ou des frères Chapman, puis dans son Laboratoire Expérimental MMIX, où les thématiques de la crise se traduisaient dans des mises en scène de captations de silhouettes restituées en génératif à l’écran. Ce travail induisait déjà un rapport privilégié avec des jeunes publics et une durée (six mois) conséquente, mais Terres Arbitraires pose incontestablement un contenu plus politique, renvoyant l’artiste à ses études passées en psychologie sociale et à des références fortes, dont bien sûr dans son titre celle au poète et père de la négritude Aimé Césaire.

Un travail et des enjeux médiatiques de terrain
Nicolas Clauss le répète : J’aime travailler avec ces jeunes de quartier. Je me sens à la fois très touché et très concerné. Il y a un rapport avec eux qui m’enrichit, me bouscule, me fait réfléchir. Pourtant, le travail a été compliqué. Car il ne s’agissait pas ici d’ateliers, mais bien d’aller chercher ces jeunes sur LEUR terrain. Pour Terres Arbitraires, j’ai effectué un véritable travail d’épuration, par rapport aux projets précédents. Au début je ne savais pas où j’allais. Je voulais me mettre en situation, me mettre à l’écoute et travailler sur ce discours médiatique ambiant. C’est donc armé d’une petite caméra HD, et aidé de deux jeunes du coin déjà investis dans des projets filmiques que Nicolas Clauss s’est fondu dans ce paysage urbain mais aussi et surtout éminemment humain. Un travail frontal où l’idée d’ouverture vers ces jeunes de quartiers se révèle à double sens. Il y a une véritable idée de fraternité dans ce projet. En les montrant souriants, c’est aussi une façon d’indiquer au spectateur, la façon d’aller vers eux. Il y a un vrai décalage entre les discours politiques et ces jeunes. Effectivement, face à ces visages éclairés, les flux de discours se croisent dans un emballement médiatique montrant à quel point ce sujet des banlieues alimente les enjeux de société. Des phrases sortent ainsi du magma sonore. Celles du sociologue Mathieu Rigouste évoquant ce fantasme de cet ennemi de l’intérieur, là, aux portes de nos villes. Celles évoquant des processus de colonisation inversée ou cette paranoïa
de l’émeute, vivace depuis 2005. Naturellement, Nicolas Clauss leur oppose ces visages de jeunes, d’adolescents, d’enfants presque, souriants face à ce déferlement d’incompréhension qu’ils suscitent et qui les dépassent. À l'évidence, l’image frappe. Et la symbolique, bien davantage. Car malgré les difficultés inhérentes à ce projet, il est important que d’autres approches médiatiques s’investissent
dans ces quartiers, y compris dans un axe artistique qui ne tient sans doute pas suffisamment compte de sa dimension sociale, et donc de la diversité des publics qu’il pourrait toucher.
Du coup, Nicolas Clauss voudrait renouveler l’expérience, ou plutôt la faire durer, lui donner plus d’épaisseur. Des contacts sont déjà établis, à Marseille ou dans sa ville de Mantes-La-Jolie, vers
le Val-Fourré. Ce serait vraiment plus fort de montrer que ces récits et ces images sont les mêmes aux quatre coins de la France. Et encore plus intéressant de montrer que des images médiatiques arbitraires peuvent aussi s’épanouir dans ces supposées marges urbaines, loin des visions
réductrices de celles des JT par exemple.

LAURENT CATALA