Grégory Lacroix - 12/04/2009

FLYINGPUPPET.COM des œuvres d’art plastiques sur internet

Relativement inconnu du grand public, l’art sur le web est pourtant une réalité propre à notre société contemporaine. Globalement protéiforme, exploitant plus ou moins radicalement les propriétés du langage internet et programmatique, la pratique artistique sur la toile chamboule jusqu’à la notion même d’œuvre d’art, à la fois par son mode d’exposition (immédiateté, gratuité, ubiquité) et par son processus d’expression (modularité, variabilité, interactivité).

Emergeant dans la seconde moitié des années 1990, dans la foulée de la popularisation exponentielle du réseau internet, l’art en ligne apparaît d’emblée comme un vaste champ d’expérimentation pour les artistes qui investissent le medium fraîchement mis en place. Absence de codes, de normes esthétiques : tout est à faire. Cette pratique recouvre aujourd’hui des formes d’expression multiples, chaque artiste développant sa propre technique, son propre style. Certaines œuvres exploitent les spécificités du medium informatique dans une esthétique relevant de l’encodage rudimentaire, d’autres, moins nombreuses, sont investies d’une recherche plastique plus "classique" (composition picturale, musique, …). Par ailleurs, les modes de création sont eux-mêmes variables : certaines créations sont statiques (une page internet fixe), d’autres sont interactives (modifiées par les gestes de l’internaute), et d’autres encore sont dites génératives (nées d’un processus de programmation donnant un résultat aléatoire).

La plupart des œuvres de net art jouent essentiellement sur le code informatique et le langage hypertexte. L’un des exemples les plus éloquents de cette démarche reste sans aucun doute le travail de JODI, duo d’artistes belgo-hollandais dont les œuvres, qui s’apparentent à des pages internet dépouillées, laissent entrevoir la pure source matricielle du langage internet, plongeant ainsi l’internaute dans les entrailles mêmes du réseau : http://wwwwwwwww.jodi.org, http://blogspot.jodi.org, http://404.jodi.org ou http://sod.jodi.org sont autant d’œuvres détournant les conventions protocolaires de la toile et dont la compréhension réside essentiellement dans la consultation du code-source qui les a générées. La page d’accueil du site http://wwwwwwwww.jodi.org par exemple, mosaïque informe de symboles et de chiffres divers, se révèle ainsi être le schéma crypté d’une bombe atomique.

Dans l’ensemble, peu de créations associées au net art sont investies d’une réelle qualité plastique. Une œuvre surprenante, maintes fois acclamée par la critique, émerge pourtant de la nébuleuse que forme ce nouveau champ disciplinaire : FlyingPuppet, l’espace d’exposition virtuel des tableaux interactifs de Nicolas Clauss.

Artiste français né en 1968, peintre de formation, Nicolas Clauss abandonne la peinture en 2000 pour consacrer son talent à l’art sur internet. Collaborant d’abord à la création du site LeCielEstBleu (2000), il fonde en 2001 son espace personnel de création artistique, FlyingPuppet (2001-2008). Il y expose plusieurs tableaux interactifs d’une poésie multimédiatique séduisante, réalisés pour la plupart en collaboration avec le musicien Jean-Jacques Birgé qui conçoit l’univers sonore des tableaux. Certaines de leurs compositions ont été primées dans des festivals d’art numérique internationaux, tels que la Villette Numérique, le Web Flash Festival (Centre Pompidou), le Ciberart de Bilbao ou encore au Monténégro. Ils ont également réalisé ensemble l’œuvre multimédia Somnambules (2003) dont ils exécutent depuis 2006 des performances live, l’œuvre quittant l’univers virtuel de la toile pour devenir spectacle à part entière. Des représentations de cette performance sont d’ailleurs encore à prévoir pour 2009.

Soumis à une durée indéterminée (libre à l’internaute), chaque tableau de FlyingPuppet constitue pour l’internaute une expérience sensorielle unique, fondée sur un processus d’interactivité qui l’intègre dans la réception même de l’œuvre. Préalablement structurés par un code, images, sons, formes et couleurs sont directement animés au gré des déplacements du curseur de l’internaute, dont l’intervention dans le processus de création se révèle quelque peu ambiguë. Car s’il n’est pas le créateur de l’œuvre proprement dit, il en devient du moins, par l’intermédiaire de la machine, l’opérateur et donc, quelque part, le co-créateur : l’œuvre existe à l’état de code – purs algorithmes déterminant les modalités d’apparition des fragments constitutifs de l’œuvre, composés et programmés par Nicolas Clauss – mais c’est l’internaute qui, en actualisant ce code, la fait exister concrètement (et la module selon ses propres clics). Le rapport du "spectateur" à l’œuvre d’art "traditionnelle" est ici fondamentalement bouleversé. L’œuvre ne se donne pas à voir sous une apparence finie et immuable mais sous une infinité de manifestations visuelles possibles dont chaque actualisation est foncièrement unique.

Loin de l’hypertexte labyrinthique à la JODI par exemple, les œuvres de Nicolas Clauss sont investies d’une réelle portée esthétique, à mi-chemin entre le multimédia et les arts plastiques. La référence à une esthétique proprement picturale est évidente. D’abord par la notion même de ‘tableaux interactifs’ employée par l’artiste lui-même. Ensuite par l’esthétique générale de ces tableaux : composition de formes, couleurs, motifs, images, dans les limites mêmes d’un cadre. Et enfin par les multiples références à la pratique picturale : récupération de peintures de Botticelli (Dead Fish, 2002), référence aux nus antiques (Chassé-Croisé, 2001 ; Pénélope, 2002), détournement de nature morte (Peinture morte, 2003) et présence de cadres (Namsan, 2001 ; Chassé-Croisé, 2001), par exemple.

Mais au-delà même du champ pictural, c’est différents modes d’expression artistique que le travail de Nicolas Clauss embrasse. A travers sa petite quarantaine de tableaux, constituant chacun une authentique œuvre d’art plastique virtuelle, l’artiste opère une récupération de dispositifs visuels et d’esthétiques culturellement reconnus : cinéma, peinture, panorama, animation, théâtre, danse, photographie ou vidéo se croisent ainsi avec les propriétés du medium multimédia (interactivité, modularité) dans des créations formellement délimitées par l’espace du cadre, comme en cinéma, en photo ou en peinture. En quelque sorte, les tableaux de Nicolas Clauss sont une transposition esthétiquement picturale au medium internet de ces différents modes d’expression artistique. Dans l’emblématique Chassé-Croisé (2001) par exemple, l’interactivité de l’animation prend place à travers le dispositif de la représentation théâtrale, lui-même enchâssé dans le dispositif pictural.

Œuvre d’une délicatesse sublime, Legato (2001) mêle autrement danse, musique et animation avec l’interactivité propre au multimédia, dans un style visuellement fascinant. Au curseur de la souris est assimilée une silhouette exécutant automatiquement diverses figures de danse classique sur un air de valse entraînant, et qui, une fois animée par le déplacement du curseur, se met à patiner sur la glace avec grâce, chaloupée entre une légère brume et quelques feuilles mortes qui se lèvent à son passage, et entraîne dans la danse les deux autres silhouettes restées statiques (à chacune desquelles est associée la partition musicale d’un instrument venant s’ajouter à la mélodie initiale).

Artiste complet et touche-à-tout, Nicolas Clauss récupère et retravaille également des images cinématographiques. Revisitant sans complexe la scène de la douche de Psychose, The Shower (2005) est d’une invention visuelle étonnante, riche et complexe. La séquence du film est littéralement explosée en multiples fragments que les clics de l’internaute animent progressivement. Fort ludique, Jumeau Bar (2003) s’inscrit quant à lui dans l’esthétique des petits films amateurs en 16mm et permet à l’internaute d’interagir avec le court métrage en inversant à sa guise le défilement des images.

Le travail multimédia de Nicolas Clauss prend de la sorte l’allure même de celui d’artistes ciné-plasticiens contemporains tels que Peter Tscherkassky ou Martin Arnold, figures-phares du mouvement Found Footage retravaillant chacun à leur façon des morceaux de pellicule déjà impressionnés : tandis que le premier, célèbre pour sa fameuse trilogie en cinémascope (L’Arrivée, 1998 ; Outer Space, 1999 ; Dreamwork, 2001), travaille directement sur l’esthétique plastique de l’image, le second décuple la durée du fragment de pellicule par des mises en boucles temporelles hyper fragmentées (Pièce touchée, 1989 ; Passage à l’acte, 1993). Des créations de Nicolas Clauss, The Shower (2005) ou La photo (2005) rejoignent ainsi quelque part Tscherkassky dans leur esthétique plastique, et Jumeau Bar (2003) Martin Arnold dans son montage.

Revisitant alternativement dans un style proprement multimédia l’esthétique des images cinématographiques (The Shower, 2005 ; Jumeau Bar, 2003), le dispositif des panoramas (Dead Fish, 2002), les spectacles chorégraphiques (Legato, 2001), la danse serpentine de Loïe Fuller (Dervish Flowers, 2001) ou la mémoire attachée aux photographies (Les Dormeurs, 2002 ; La photo, 2005), et parsemant ses œuvres de références picturales, Nicolas Clauss tend à conférer à ses tableaux un statut d’œuvres d’art plastiques à part entière, où s’entrecroisent différentes esthétiques composant au final des formes artistiques hybrides.

Génie de l’art en ligne et multimédia, Nicolas Clauss est l’un de ces artistes contemporains à suivre de très près, et à découvrir au plus vite ! L’ensemble de ses œuvres figurent sur son espace perso : http://www.nicolasclauss.com.